Le subtil équilibre : Comment les vignerons choisissent-ils les proportions de cépages à Bordeaux ?

18 juin 2025

L’assemblage bordelais : tradition, identité et cadre légal

L’assemblage – le fameux « blend » à l’anglaise – est une marque de fabrique bordelaise. Près de 85% des vins rouges bordelais sont issus de mélanges de plusieurs cépages (source : Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux – CIVB). Traditionnellement, chaque grand vignoble bordelais s’est structuré autour d’un ou deux cépages dominants, toujours associés à d’autres en proportions variables pour gagner en complexité et en équilibre.

  • Sur la rive gauche (Médoc, Graves), le cabernet sauvignon règne en maître, complété par le merlot et le cabernet franc, parfois un peu de petit verdot.
  • Sur la rive droite (Saint-Émilion, Pomerol), c’est le merlot qui domine, souvent accompagné de cabernet franc.

Cependant, le choix des cépages et de leur proportion n’est pas totalement libre. Chaque appellation impose une liste de cépages autorisés et des règles précises sur leur part dans l’assemblage. Par exemple, dans le Médoc, le cabernet sauvignon et le merlot doivent être majoritaires, mais le carménère ou le malbec ne peuvent entrer que de façon marginale (INAO).

Le terroir : matrice incontournable du choix des cépages

L’adéquation du cépage au sol est un déterminant fondamental. Les grands crus ne se contentent pas de suivre la tradition : ils adaptent depuis des générations l’encépagement aux potentiels et contraintes de leur terroir.

  • Le cabernet sauvignon exprime puissance et finesse sur les graves profondes et drainantes du Médoc : ses racines plongent pour chercher l’eau, et il arrive à maturité sur ce sol chaud.
  • Le merlot préfère les argiles ou les sols plus frais, comme à Pomerol et dans les secteurs privés d’un drainage parfait. Plus précoce, il s’avère plus fiable dans les années froides ou humides.
  • Quant au cabernet franc, il se sent à l’aise sur calcaires et argilo-calcaires, apportant fraîcheur aromatique et finesse de tanins.

La décision des proportions de cépages traduit donc, avant tout, une adaptation aux caractéristiques physiques du domaine. C’est cette adéquation qui explique, année après année, la constante qualité des assemblages de certains châteaux de légende.

Stratégie viticole : parcellaire, rendement et climat

Décider des proportions à planter et à assembler, c’est aussi penser à la résilience et à la longévité du vignoble. Les grands domaines bordelais gèrent leur encépagement parcelle par parcelle, selon :

  • Le profil hydrique du sol, déterminant la précocité ou la résistance du cépage choisi.
  • L’exposition, le microclimat et la topographie, qui influent sur la maturité et la sensibilité aux maladies.

Par exemple, le Château Margaux (Margaux) conserve aujourd’hui encore environ 10% de merlot dans son vignoble, planté sur les parcelles les plus froides et humides, alors que le reste du domaine privilégie le cabernet sauvignon (Source : Château Margaux).

Le climat est une préoccupation majeure. Les choix d’aujourd’hui s’ancrent dans l’incertitude de demain. Face aux millésimes plus chauds et secs de la dernière décennie, certains domaines rééquilibrent leur encépagement :

  • Augmentation du cabernet sauvignon pour sa résistance à la sécheresse.
  • Replantation (timide encore) de cépages plus tardifs, tels que le petit verdot ou le carménère, jugés aptes à faire face au réchauffement (Source : Terre de Vins).

Le millésime : une variable cruciale au moment de l’assemblage

Si le vignoble est planté selon une répartition établie sur des décennies, l’assemblage en cave relève de l’ajustement précis. Chaque année, les proportions varient selon la qualité des raisins produits par chaque cépage.

  1. En 2013, année froide et humide, beaucoup de crus du Médoc ont augmenté la part de merlot – mieux mûr et moins sensible à la pourriture – pour compenser la faiblesse du cabernet sauvignon.
  2. En 2016, millésime très sec, c’est le cabernet sauvignon qui s’est distingué, donnant sa forme à la plupart des assemblages du Médoc.

À la dégustation des lots (généralement en décembre-janvier, après la fermentation malolactique), les œnologues goûtent chaque cuve et chaque barrique. L’assemblage est construit à l’aveugle, recherchant équilibre, complexité, identité du cru… et capacité du vin à vieillir plusieurs décennies.

La philosophie du château et la signature du vigneron

Au-delà du terroir et du millésime, la vision du propriétaire ou du maître de chai reste fondamentale. Certains cherchent la puissance et la longévité, d’autres privilégient le soyeux ou l’élégance. Parfois, ce choix s’inscrit dans la continuité : Château Latour (Pauillac) reste à près de 90% cabernet sauvignon dans son grand vin depuis des décennies. Mais ailleurs, la volonté de se différencier prévaut (cf. Château Cheval Blanc, qui cultive depuis l’origine une forte part de cabernet franc, entre 40% et 50% selon les millésimes ; source : Cheval Blanc).

Facteurs subjectifs et expérimentations

  • Retour à l’authenticité : Certaines propriétés redonnent de la place à d’anciens cépages presque oubliés (carmenère, malbec, castets), voulant retrouver la palette aromatique d’antan.
  • Cuvées parcellaires et micro-assemblages : Le mouvement des vins de garage et des micro-cuvées pousse à une segmentation toujours plus fine, où chaque parcelle, voire chaque rang, se voit traitée différemment.

Poids du marché et évolution des goûts

Le succès commercial influence, parfois inconsciemment, la composition des assemblages. Dans les années 1980-2000, la montée de Parker favorise les vins riches, ronds, fruités : la part du merlot progresse alors sensiblement. Après 2010, avec l’intérêt renouvelé pour la fraîcheur et la buvabilité, le retour du cabernet franc ou du petit verdot anime certains assemblages.

Il n’est pas rare que le service commercial ou le consultant en œnologie pèse sur la décision, pour coller à une tendance, tenter de séduire le marché international ou retrouver la fidélité des amateurs historiques.

Données et tendances d’aujourd’hui : renouvellement du vignoble

À l’échelle de Bordeaux, la répartition des cépages évolue doucement mais sûrement (Vins de Bordeaux, chiffres 2022) :

  • Le merlot domine (58% des surfaces plantées), suivi du cabernet sauvignon (30%) puis du cabernet franc (9%).
  • Le reste se partage entre petit verdot, malbec, et cépages plus confidentiels.

Le climat pousse les domaines à repenser la composition des futures plantations : le merlot, plus sensible au stress hydrique, pourrait voir sa part baisser au profit de cépages moins précoces. Même les grands crus historiques testent de nouvelles combinaisons, inspirés par leurs archives ou parfois les traditions de régions voisines (ex. expérimentations en blanc sur les assemblages sauvignon-gris/sémillon/muscadelle avec touchers de petit verdot ou d’alvarinho).

Perspectives : un art en perpétuelle redéfinition

Décider des proportions de cépages, c’est raconter une histoire à chaque niveau : fidélité au terroir, adaptation à la nature, vision du futur. À Bordeaux, cet art ne cesse d’évoluer, enrichi par la mémoire des millésimes passés et l’anticipation des défis climatiques à venir. Entre respect de l’héritage et prise de risque assumée, le vigneron devient sculpteur du goût, orchestrant chaque cépage comme une note essentielle dans la partition du vin.

Ainsi, la proportion de cépages dans un vin de Bordeaux n’est jamais figée. Elle résume la somme des contraintes, des ambitions et des intuitions qui font la grandeur – et parfois la surprise – de la région. Plus que jamais, l’avenir des assemblages bordelais sera affaire d’innovation autant que de tradition, pour continuer à révéler l’extraordinaire diversité de ces terroirs.

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