Plongée au cœur de l’assemblage : dans l’intimité d’un chai bordelais

9 juin 2025

Le secret bordelais : l’assemblage, un art au service du vin

S’il existe un mot qui fait vibrer tous les amateurs de Bordeaux, c’est bien celui d’assemblage. Cette étape, emblématique du vignoble, désigne l’art d’associer différents cépages et lots pour façonner la personnalité finale du vin. À Bordeaux, où près de 90 % des rouges sont des vins issus d’un assemblage (CIVB), ce processus est autant une science qu'un acte de création. Mais comment, concrètement, se déroule-t-il derrière les lourdes portes d’un chai, de la sélection sur table à la naissance d’un nouveau millésime ? Plutôt que de perpétuer les mythes, partons du réel. Car l’assemblage, ce n’est ni une formalité ni une improvisation : il s’agit d’une chorégraphie millimétrée, où chaque détail compte.

Du vignoble au chai : naissance des lots de base

Le processus commence bien avant la première cuvée assemblée. Dès la récolte, les baies sont vinifiées en lots séparés selon :

  • Le cépage (Merlot, Cabernet Sauvignon, Cabernet Franc, Petit Verdot, etc.)
  • La parcelle d’origine : orientation, sols, âge des vignes influent sur le profil du lot
  • Le mode de vinification : cuves différentes, macérations plus ou moins longues, élevage en fût neuf ou ancien
Ainsi, un cru classé du Médoc possède parfois plus de 40 lots distincts au sortir de la fermentation (données Château Léoville Las Cases). Chaque lot a sa propre identité aromatique et structurelle.

Le calendrier de l’assemblage : un rendez-vous du début d’année

C’est traditionnellement entre décembre et mars que les chais bordelais ouvrent la saison de l’assemblage, au terme de la phase de vinification. Ce délai s’explique par le besoin de laisser reposer le vin brut (“vin de goutte” et “vin de presse”) afin de révéler son potentiel réel.

La période de l’assemblage coïncide avec l’élaboration des futurs grands vins du millésime, essentielle pour les primeurs. La pression est forte : la première impression donnée lors de la dégustation professionnelle, quelques semaines plus tard, peut déterminer le prix et la réputation du millésime (ex : primeurs 2010 : 60 % des volumes vendus lors de la semaine des dégustations, source Decanter).

L’équipe autour de la table : qui décide de l’assemblage ?

La composition de cette “table d’assemblage” varie en fonction de la taille du domaine et de sa philosophie :

  • Le maître de chai, chef d’orchestre de la cave, connaît sur le bout des doigts chaque lot, chaque nuance de la vendange.
  • L’œnologue conseil, parfois extérieur, apporte expertise et recul, surtout dans les grands crus et les coopératives.
  • Le propriétaire ou directeur technique intervient pour traduire la vision du domaine.

Certains domaines invitent aussi, lors de séances particulières, des dégustateurs extérieurs – des journalistes ou cavistes – pour affiner leur choix (pratique rapportée au Château Pontet-Canet). Mais la décision finale reste confidentielle et codifiée, à l’abri des regards.

La dégustation des lots bruts : au-delà des apparences

Chaque lot vinifié est prélevé et échantillonné, habituellement en éprouvettes de laboratoire. Ces “échantillons de travail” sont dégustés à l’aveugle, dans un ordre précis, afin de ne pas biaiser les palais par la réputation d’une parcelle.

Pour chaque lot, l’équipe note :

  • L’intensité aromatique
  • La structure tannique
  • La fraîcheur, l’acidité, la souplesse
  • La complexité

Il est frappant de constater à quel point un lot “grandiose” isolément peut s’étouffer dans un assemblage trop massif – et inversement, un vin jugé “modeste” révèle parfois des vertus précieuses (élégance, équilibre) une fois associé aux autres.

Composer le profil final : jeu d’équilibre et d’intuition

Vient alors l’étape des décantations expérimentales. Chaque membre suggère des proportions. Le but : imaginer le blend qui exprimera le plus fidèlement la signature du château, mais aussi la typicité du millésime. Ce n’est pas qu’une question de pourcentage, mais d’harmonie.

Quelques données marquantes :

  • Un assemblage bordelais classique peut comporter de 2 à 5 cépages ; le Merlot domine dans 66 % des assemblages rouges, contre 22 % pour le Cabernet Sauvignon (CIVB).
  • Pour certains grands crus, le premier vin ne contient parfois qu’un tiers des volumes produits ; le reste alimente le second vin ou des cuvées annexes (ex : Château Margaux, source chateau-margaux.com).
  • L’assemblage est souvent testé en micro-cuvées, dans des petits cylindres gradués en verre – jamais en cuve complète, afin de préserver la flexibilité jusqu’au choix final.

Des tests sont répétés, en ajustant le pourcentage de chaque lot de 1 à 2 % près… jusqu’à obtenir ce fameux “moment” où le vin semble trouver son unité : structure, bouquet, longueur, tout est là.

Les enjeux derrière chaque choix : équilibre, typicité, potentiel de garde

Derrière l’apparente simplicité des pourcentages se cachent des enjeux fondamentaux :

  • Respect du style de la maison : chaque grand cru possède une signature, qu’il doit préserver année après année même en cas de conditions climatiques extrêmes.
  • Gestion du potentiel de garde : certains lots sont sacrifiés pour éviter de renforcer des tanins trop jeunes, d’autres privilégiés pour apporter du fruit ou de la fraîcheur.
  • Adaptation au millésime : en 2003, année de canicule, la part de Petit Verdot et de Cabernet Franc a bondi dans plusieurs assemblages pour compenser des Merlots très mûrs et riches en alcool (source : The Wine Cellar Insider).
Un assemblage réussi résistera à l’épreuve du temps, révélant ses promesses au fil des décennies.

De l’assemblage à la naissance du vin : la mise en cuves définitive

Une fois la composition arrêtée, le moment de vérité approche : le passage du laboratoire à la réalité de la cuverie.

  1. Tous les lots retenus sont soutirés et assemblés en cuve inox ou béton, parfois en plusieurs étapes pour homogénéiser le mélange.
  2. Le vin entame alors son élevage : en barrique neuve ou usagée selon le style du domaine, pour une durée allant de 12 à 24 mois.
  3. Des dégustations régulières jalonnent l’élevage pour s’assurer de la stabilité du vin et corriger d’éventuels écarts.

À noter : rien n’interdit de refaire de micro-ajustements tant que l’élevage n’est pas achevé, mais après plusieurs semaines l’assemblage est, dans 95 % des cas, figé (La Revue du Vin de France).

Anecdotes et exceptions : l’assemblage hors normes

Certains châteaux explorent des chemins plus audacieux :

  • Le Château Palmer, lors de la récente cuvée “Historical XIXth Century”, assemble non seulement les cépages rouges mais ajoute une touche de vin blanc (!), renouant avec de vieilles pratiques du XIXe siècle (source : chateau-palmer.com).
  • D’autres domaines, notamment sur la rive droite (Pomerol), produisent des vins en mono-cépage (Merlot à 100 %), écartant l’assemblage traditionnel. Mais ces exceptions valorisent, par contraste, l’extraordinaire diversité de l’approche bordelaise.

Au-delà du chai : la reconnaissance de l’assemblage bordelais

L’assemblage n’est pas le fruit du hasard, mais la mémoire vivante d’un terroir et des hommes qui le façonnent. C’est la capacité à s’adapter aux caprices de la nature, à garantir la régularité sans jamais sacrifier la créativité. À l’heure où de plus en plus de régions viticoles dans le monde s’inspirent ou revisitent ce modèle (voir les essais sud-africains et californiens), Bordeaux reste à la pointe de cet art, notamment pour la complexité et la longévité de ses vins.

Qui sait combien de millésimes révèlent leurs secrets, année après année, grâce à ce jeu subtil d’assemblage ?

Pour le visiteur curieux, quelques châteaux ouvrent parfois les portes de leur laboratoire de dégustation, offrant la chance rare d’assister ou même de participer à la sélection des lots : une expérience, toujours unique, où la magie bordelaise prend toute sa dimension.

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