Art de l’assemblage à Bordeaux : Diversité des écoles et philosophies

3 juillet 2025

Le cœur battant de Bordeaux : l’assemblage, un art identitaire

À Bordeaux, l’assemblage n’est pas une option – c’est une signature. Là où d'autres vignobles misent sur le cépage unique, Bordeaux forge son identité dans la rencontre de plusieurs variétés de raisins. Derrière chaque grande bouteille se cachent un choix, une philosophie, une école de pensée que l'on retrouve autant au cœur des châteaux historiques que dans les domaines innovants. Explorer les grandes écoles d’assemblage, c’est comprendre la diversité et la richesse du vignoble bordelais, et saisir comment la tradition continue de dialoguer avec la modernité.

L’héritage du terroir : pourquoi l’assemblage s’est imposé à Bordeaux ?

Le recours massif à l’assemblage à Bordeaux répond d’abord à une réalité climatique et géologique. La région, s’étendant sur plus de 110 000 hectares (source : CIVB), est traversée de fleuves, marquée par des différences notables de sols – graves, argiles, calcaires – et de microclimats. L’assemblage permet ainsi de garantir l’équilibre et la régularité du vin face à ces variations annuelles.

  • Influence climatique : Les précipitations et les variations de température obligent à combiner cépages précoces (Merlot) et tardifs (Cabernet-Sauvignon, Petit Verdot) pour stabiliser la qualité d’un millésime à l’autre.
  • Adaptation au sol : Les graves chaudes des Graves et du Médoc favorisent le cabernet-sauvignon, tandis que les argiles de la rive droite accueillent le merlot, moins exigeant.

L’assemblage s’avère donc être une réponse ancienne à la complexité de la nature bordelaise, loin d’être seulement un geste technique.

De la rive gauche à la rive droite : deux écoles historiques d’assemblage

1. La rive gauche : prédominance du Cabernet-Sauvignon

Sur la rive gauche, qui regroupe le Médoc, les Graves et le Haut-Médoc, la figure dominante de l’assemblage est le cabernet-sauvignon. On y retrouve également le merlot et, dans une moindre mesure, le cabernet franc, le petit verdot, et parfois le malbec.

  • Proportion clé : Le cabernet-sauvignon peut représenter jusqu’à 70% de l’assemblage dans certains grands crus du Médoc (ex : Château Lafite Rothschild, Château Latour).
  • Philosophie : Chercher puissance, structure, et longévité. Les châteaux misent sur la capacité du cabernet-sauvignon à tenir la garde, avec un élevage souvent long sous bois. Le merlot vient apporter rondeur et chair.
  • Quelques chiffres emblématiques : Le Château Margaux 2015, par exemple, se compose de 87% cabernet-sauvignon, 8% merlot, 3% cabernet franc et 2% petit verdot (source : site officiel Château Margaux).

2. La rive droite : le règne du Merlot

De l’autre côté, à Saint-Émilion et Pomerol notamment, c’est le merlot qui domine, parfois associé au cabernet franc et, plus rarement, au cabernet-sauvignon.

  • Proportion clé : Le merlot monte à 80% ou 90% de l’assemblage chez des références comme le Château Pétrus (source : Petrus.fr).
  • Philosophie : Donner priorité au fruit, à la souplesse, à la volupté. Le merlot sur argile, comme à Pomerol, exprime ici des notes de truffe, de cerise noire et des textures veloutées, recherchées pour leur accessibilité même dans la jeunesse du vin.
  • Équilibre : Le cabernet franc (souvent 10 à 15% à Saint-Émilion) approfondit la complexité aromatique et offre une tension structurelle.

Les variantes et subtilités : écoles d’assemblage dans les grandes familles bordelaises

Les “Grands Crus Classés” : l’assemblage codifié, l’art de la régularité

Les propriétés classées, particulièrement célèbres depuis le classement de 1855 ou les classements de Saint-Émilion et Graves, revendiquent une école où l’assemblage vise l’excellence, la constance et la capacité de garde. Les lots sont dégustés séparément à l’aveugle, le choix final revenant souvent à une équipe menée par l’œnologue et le propriétaire.

  • Processus : Une centaine de micro-vinifications peuvent être réalisées dans les plus grands châteaux avant sélection des lots définitifs (ex : Château Margaux, Château Cheval Blanc, source : La Revue du Vin de France).
  • Élevage : L’assemblage principal est réalisé avant ou en cours d’élevage, parfois revu en pré-embouteillage pour ajuster équilibre et complexité.

Les écoles “modernes” : l’assemblage parcellaire et la recherche de précision

Depuis les années 1990, une nouvelle vague de châteaux et vignerons adopte une approche plus scientifique et parcellaire de l’assemblage. Sous l'influence d’œnologues consultants comme Michel Rolland, Éric Boissenot ou Stéphane Derenoncourt, certains domaines privilégient une vinification séparée des plus petites parcelles, parfois même intra-parcelaire, pour tirer parti de la micro-diversité du terroir.

  • Objectif : Précision, pureté d’expression du cru, réhabilitation de cépages minoritaires (malbec, petit verdot, carmenère).
  • Innovations : Le Château Palmer (Margaux) intègre régulièrement entre 10 et 15% de petit verdot, un cépage longtemps négligé, pour soutenir la complexité du nectar (source : Palmer.com).
  • Le recours à des technologies de cartographie du sol et d’analyse fine des raisins guide des assemblages de plus en plus pointus.

Écoles “nature”, assemblage et minimalisme : la philosophie du “less is more”

Face à l’hyper-exigence technologique, certains vignerons privilégient un minimalisme radical. La mouvance des “vins naturels” bordelais questionne la pertinence de l’assemblage multiple. Quelques domaines, comme le Château le Puy ou Clos Légeonnet, optent pour l’assemblage très réduit (parfois uniquement merlot ou merlot/cabernet franc, selon l’année), en s’affranchissant des corrections œnologiques extérieures.

  • Philosophie : Laisser s’exprimer l’identité du millésime, du sol et du raisin, au détriment de la régularité, mais au profit d’une authenticité revendiquée.
  • Risques : Ces choix impliquent des variations d’année en année, parfois déstabilisantes pour l’amateur habitué à la signature des grandes maisons.

Assemblage et identité : chapitres singuliers à Bordeaux

L’école du “second vin” : un autre assemblage, une autre philosophie ?

L’apparition et l’essor des “seconds vins”, véritable phénomène depuis les années 1980, a transformé la philosophie d’assemblage dans de nombreux châteaux prestigieux. Adresse à part entière, il s’agit d’une sélection différente, issue de jeunes vignes ou de parcelles jugées moins aptes pour le grand vin.

  • Enjeux : Maintenir l’excellence du “Grand Vin” en écartant les lots jugés moins nobles, mais valoriser ceux-ci dans une cuvée distincte (ex : Le Petit Mouton de Mouton Rothschild, Les Forts de Latour).
  • Chiffres : À Pauillac, un premier cru classé produit en moyenne 35 à 40% de “Grand Vin”, contre 60 à 65% de “second vin” et vin de vrac, selon les millésimes (source : Decanter, 2023).

La renaissance de l’assemblage blanc bordelais : entre tradition et créativité

Si les rouges dominent Bordeaux, l’assemblage blanc porte lui aussi des écoles distinctes, héritées de l’histoire et informées par la modernité.

  • Tradition : Sémillon et sauvignon, souvent en duo : à Sauternes, le sémillon apporte la texture, tandis que le sauvignon garantit fraîcheur et vivacité.
  • Philosophie “créative” : Certains domaines, comme Château Smith Haut Lafitte, intègrent du sauvignon gris ou de la muscadelle, pour diversifier les profils aromatiques (source : smith-haut-lafitte.com).

Grands axes contemporains : tendances et enjeux à surveiller

Si l’assemblage bordelais s’inscrit dans la tradition, il évolue face à de nouveaux défis :

  • Changement climatique : Les années chaudes donnent des merlots très mûrs, incitant certains vignobles à renforcer la part de cabernet-sauvignon ou de cépages “oubliés” (ex : petit verdot, malbec) pour préserver l’équilibre alcool/fraîcheur.
  • Attentes du marché : Le public international, notamment américain ou asiatique, a poussé à l’exploration de profils plus “fruités”, plus accessibles dès la jeunesse, influant sur le choix des assemblages.
  • Innovation technique : L’assemblage précoce ou tardif, la micro-oxygénation (popularisée dans les années 1990), ou encore l’élevage en amphore, brouillent les lignes entre tradition et invention.

Un chiffre qui en dit long sur cette adaptation permanente : selon l’INAO, plus d’une quinzaine de cépages restent autorisés pour les rouges de Bordeaux, mais 98% des superficies sont plantées de moins de cinq cépages principaux (merlot, cabernet-sauvignon, cabernet franc, petit verdot, malbec).

Pour aller plus loin : l’assemblage comme miroir de l’histoire et des hommes

À Bordeaux, chaque assemblage est l’expression d’un dialogue : entre nature et culture, histoire et innovation, collectif et individualité. Des approches codifiées du Médoc aux audaces parcellaires ou minimalistes, l’assemblage reflète avant tout l’intention des femmes et des hommes qui tissent l’âme d’un cru. C’est là tout le paradoxe du Bordelais : sous une apparente rigueur, une créativité sans cesse renouvelée, qui fait de chaque bouteille une facette différente de la mosaïque girondine.

Pour explorer plus concrètement cette richesse, rien ne vaut, lors de vos dégustations, quelques comparaisons latitude/rive, ou la découverte des “seconds vins”, initiant à la complexité et à la subtilité des assemblages bordelais. L’art du blend, si central ici, n’a pas fini de se réinventer – chaque millésime s’en fait le témoin vivant.

  • Sources principales : Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB), Revue du Vin de France, Decanter, INAO, sites officiels des châteaux cités.

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